mercredi 5 février 2014

Change de trottoir!

L'article suivant provient d'une conversation issue de Twitter (comme parfois). Elle demandait aux hommes de changer de trottoir lorsqu'ils étaient seuls derrière une femme dans la rue. Je donne ici mon avis sur ce conseil.

Je suis d'origine indienne. Et en un sens, j'ai de la chance. Ben ouais, l'Inde possède une civilisation multimillénaire qui fascine et continue de fasciner les occidentaux. Et une des premières conséquences de tout ça, c'est que je subis le racisme un peu moins que mes potes blacks ou beurs, oui parce qu'eux, ils galèrent vraiment. Il s'est quand même passé un truc ces treize dernières années qui a un peu changé la donne, le 11 Septembre 2001. Oui, parce que les terroristes afghans, irakiens ou pakistanais, ils ressemblent un peu à des indiens quand même. En 2001, j'ai 16 ans, en pleine crise d'ado. Je porte des survets, des jogging et un gros sac à dos qui me sert à transporter mes cours. Encore heureux, je n'ai pas d'accent particulier ou de démarche "à la caillera" ; ce léger chaloupé dont, honte à moi, je me moquais.

Mais voilà, on me regarde bizarrement, on fixe mon sac à dos, aussi. Je ne comprends que trop bien, la menace terroriste. Et vous savez ce que c'est le plus dingue, c'est que moi même, quand je vois un paki avec un sac à dos, j'y pense avant de me marrer. J'ai été arrêté et contrôlé une vingtaine de fois par les flics dans ma vie (encore une fois, bien moins que d'autres), certaines fois de manière cordiale, d'autres carrément violentes (coups et menottes). J'ai bien sur eu toujours un comportement irréprochable, d'autant plus que je ne bois, ni ne fume, ni me drogue (oui, je suis musulman, ça n'aide pas).
Dans le métro, le bus, j'ai l'impression que dès que je laisse un peu traîner le sac à dos, on me regarde bizarrement (tip : ce n'est pas qu'une impression).

Avec le recul, je comprends la peur. Et je n'en veux pas aux gens. Nous sommes tellement abreuvés d'images anxiogènes que la peur est un sentiment tout à fait naturel. J'ai appris plus tard que ça venait d'un biais cognitif ; le biais de représentativité . C'est à dire que nous avons tendance à théoriser à partir d'anecdotes ou d'exemples trop réduits. En effet, si chaque fois que vous voyez un jeune à capuche, il est présenté comme un voyou, il y a de fortes chances pour que vous assimiliez tous les jeunes à capuche à des voyous, même si les statistiques sont tout autres.

Je n'avais pas la haine envers ces racistes (car oui, malgré tout, c'était des racistes), par contre ce qui m'énervait et me foutait la rage, c'était les remarques de mes proches.
Chez eux, nulle mention des médias, ou de la société qui construisait cette peur au quotidien, non. "C'est de ta faute ; t'as une tête bizarre, tu les as regardés, habille toi mieux, rase toi (je me rasais pas par flemme non par religion), et si à la place du sac à dos, tu prenais une petite mallette?". 

J'ai passé d'innombrables heures à me rebeller contre ces injonctions. Non, je peux vivre et m'habiller comme je veux. Et ce n'est pas à moi de m'adapter car certains ont peur pour des mauvaises raisons. C'était un peu la double peine, d'un côté, on se méfiait de moi, et de l'autre, j'étais coupable sans avoir rien fait.

J'ai grandi, je suis devenu riche, j'ai renoncé aux sweets à capuche (ou alors en version hipster), j'ai un petit sac en bandoulière et je porte des mocassins. Je ne me rase pas mais j'entretiens ma barbe à peu près, et puis heureusement, le 11 Septembre s'éloigne et le spectre terroriste aussi. Mais quand j'entends que je dois changer de trottoir car je fais peur à des filles seules dans la rue, tout cela me revient en mémoire. J'entends "c'est normal qu'elles aient peur, c'est de TA faute". Pas celle du storytelling médiatique, pas celle des coupables.

Entendons nous bien, je suis le premier gêné et désolé lorsqu'une femme (ou un homme d'ailleurs) prend peur. On entend ses pas se presser, elle se retourne parfois mais très vite en fuyant votre regard, ralentit bizarrement ou au contraire accélère. Dans ces cas là, je veux bien mettre mes valeurs un peu de côté. Si elle ralentit, j'accélère et la dépasse, si elle accélère, je ralentis un peu le temps qu'elle soit loin.

En revanche il y a quelque chose de grave à demander à tous les hommes de changer systématiquement de trottoir la nuit. Pour moi, cela procède exactement à la même chose que de demander à un jeune immigré de mieux s'habiller ou de se raser pour pas "faire terroriste". 

Des femmes ont peur car la société leur dit d'avoir peur (ça s'appelle la culture du viol, et d'autres ont bien mieux écrit à ce sujet). La peur est partout ; terrorisme, alimentaire, délinquance, viol etc...Ce qui est amusant, c'est que les risques les plus courants comme les accidents domestiques sont souvent oubliés. De même, on parle assez peu des violences domestiques qui font une victime tous les trois jours. On préfère évoquer la figure plus "séduisante" du violeur solitaire. Il faut savoir que le viol en pleine rue et de nuit est rare (moins de 10% des viols). Dans la majorité des cas (77%) la victime connaissait son agresseur. Quand bien même les risques seraient avérés, je refuse des valeurs morales dictées par la peur, alors quand ils sont faux... Apprenons aux hommes à demander le consentement, à ne pas importuner les femme "pour le fun", apprenons leur que la rue ne leur appartient pas à eux seuls. Et cessons de faire peur aux femmes, au contraire, poussons les à reconquérir l'espace urbain, ça oui. Mais ne demandons pas aux hommes de changer de trottoir. Est ce cela le modèle de société que vous prônez? Dans ce cas, pourquoi ne pas imaginer des trottoirs hommes et des trottoirs femmes? Vous trouvez ça absurde? Pourtant au Japon par exemple existent des wagons spécial femme dans le métro.  Plus proche de nous comme l'imaginait Ségolène Royale en 2007, que chaque femme fonctionnaire soit raccompagnée chez elle par un-e policier-e. Encore une fois, si je comprends des mesures exceptionnelles, je ne veux pas d'une société ou on obligerait les hommes à être séparés des femmes car "ils ne pourraient pas se contrôler" ou "elles ont trop peur" . 

C'est épidermique désolé, je refuse des valeurs morales dictées par nos frayeurs, car c'est selon moi la première étape vers la dictature. A l'époque des attentats en Israël, j'ai souvent entendu des israëliens expliquer que malgré la peur, ils continueraient de prendre le bus, qu'ils ne céderaient pas à la panique en voyant un arabe voyager à leur côté. Ils disaient que céder à la peur, c'était laisser gagner les terroristes ; et comme je les comprends.
Pour moi, dire aux hommes de changer de trottoir, c'est dire qu'ils sont par défaut des délinquants en puissance, c'est aussi dire aux femmes qu'elles ont raison d'avoir peur, et finalement, c'est faire gagner les harceleurs, les agresseurs et les violeurs ; si ce n'est déjà le cas.

PS : J'ai parlé de chiffres liés au viol, il est évident que le harcèlement de rue est plus fréquent. Néanmoins, je ne pense pas que c'est ce que craint une femme hâtant le pas de nuit.

PS2 : On me dit que l'oppression féminine est systémique et donc que ma comparaison ne fonctionne pas. La première chose c'est qu'on peut lutter contre un système point par point, et donc ici c'est tout à fait valable. Deuxièmement, comme je l'ai écrit plus haut, j'ai été régulièrement contrôlé par la police. Veux-je pour autant que lorsque je passe dans la rue, les policiers changent de trottoir? Ou évitent de passer à côté de moi? Ce serait absurde, en revanche, je leur demande de ne pas me demander mes papiers de façon arbitraires, et lorsqu'ils le font, au moins de manière courtoise.

Liens

Sur les biais cognitifs : Wikipedia

Sur la culture du viol : Crêpe Georgette

Ségolène Royale propose de raccompagner les femmes fonctionnaires.



3 commentaires:

  1. Merci pour ce billet remarquablement nuancé ; autant en tant que femme je peux trouver parfois pénibles certaines attitudes insistantes de la part de certains messieurs, autant je crains une sorte de mouvement qui effectivement en viendrait à dénoncer de faux coupables et obliger tous les autres à des contraintes.
    Rentrant souvent tard le soir Paris ou banlieue, j'avoue n'avoir jamais eu particulièrement peur du fait spécifique d'être une femme. Je n'avais pas l'impression d'être une exception.

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